Bâti pour les temps de merde*
« Si par quelque événement imprévu, par quelques cas fortuits, par quelque circonstance forcée, le moment du diner est reculé, seulement d’une heure, voyez comme toutes les mines de convives s’allongent, comme tous les visages se rembrunissent, comme tous les muscles zygomatiques se trouvent paralysés ». En 1800, Grimod de la Reynière n’avait sans doute pas imaginé que remplacer « reculé » par « avancé» produirait les mêmes effets! Le dîner, selon lui « l’action la plus intéressante de chaque jour », a pris la COVID dans la tronche. Et le voilà pour 4 longues semaines condamné.
Pourtant, bien des civilisations ont commencé avant nous à manger le soir avant même que le coucher du soleil. Soumis à la lumière, ces peuples de poules n’ont pas l’air de s’en porter plus mal. Ainsi l’Abendbrot nous tombe soudainement sur la gueule, nous autres latins. Va-t-on se familiariser avec ce « pain du soir » que les Allemands entreprennent dès 18h ? La question n’est pas si vite répondue. Tombera-t-on dans le binge drinking qui a gagné les British avec la fermeture des pubs anglais à 23h ? Finira-t-on tel un Japonais entré sobre à 19h dans un Isakaya, sorti torché 120 mn plus tard? Finalement, il n’y a guère que nous pour prendre des pincettes à ne pas se la coller avant 20h…. Désormais, on peut y aller, c’est autorisé. Voire même encouragé.
Petits soupers apéritif et autres dîners tôt
Ca tombe bien: les restaurants ont en quelques heures trouvé des solutions pour survivre. Et nous proposer de rester dehors le plus tôt possible. Tous semblent s’adapter à cette étrange volonté de nous faire engloutir un nouveau repas, le précédent à peine digéré. Dans ma famille, on pratique le goûter dinatoire. C’est un peu le brunch inversé! On mange à 18h, en commençant par le sucré et en finissant par le salé. Le résultat est le même : on a mangé à sa faim, deux repas en un. Autre sémantique anglo-saxonne: le early diner. Il vous faudra filer à l’anglaise du taff pour ce diner prématuré au Fitzerald qui sert dès 17h30. Idem à Loiseau Rive Gauche. On peut s’enfiler rapidos un petit lièvre à la royale dès la sortie de l’école, de 17h30 à 19h maximum (départ client à 20h !). Autre formule, le « Diner Tôt » au Bon Saint Pourçain et dans tous les bistrots Ducasse. A Table, Bruno Verjus nous propose lui un « petit souper apéritif ». Un trois en un en 6/7 services express de 18h30 à 19h30. A Marseille, ce sera le dîner trois quarts à la Mercerie : 18h45 ou 19h ou19h15. Et tous les jeudis de couvre-feu, les gouters fruits de mer de Matière Brut.
Ceux qui ont raté le créneau, ne seront pas privés de chefs pour autant. Avant de rentrer, commandez le drive gastro de l’étoilé Etudes (16h à 20h).
A Marseille, les menus Signature à emporter de Coline Faulquier ou de Mathieu Roche à Ourea. Cédrat qui ferme désormais avec la nuit, propose des plats – et des sandwichs – à emporter jusque 18h « au cas où vous auriez la flemme de cuisiner le soir ». Limmat offre dans l’escalier, un coucher de soleil nourri de 17 à 20h.
Ainsi donc, le couvre-feu nous impose de réorganiser nos rendez-vous autour d’une table. Dormir peu, travailler beaucoup, et dîner tôt ! Un semainier de 28 jours à réinventer. « Si le diner est celui de l’étiquette et le gouter celui de l’enfance, le souper appartient principalement à l’amour », écrit encore Grimod de la Reynière dans son Almanach des Gourmands (ed Menu Fretin). La France qui dîne découvre soudainement l’art du souper. Dîner dehors jusqu’à 20h59 puis dîner dedans jusqu’à ce qu’on ait envie. Et comme nous l’édicte encore Grimod, « ce n’est ici qu’un court aperçu d’un plaisir qu’on peut renouveler trente fois par mois »
* selon la bonne expression empruntée à Song , du bistrot Yun