Quand les chefs étaient libres

« A cette époque, on était au 3è sous-sol. On était juste des pions. On était considérés que comme des cuisiniers. L’alcool ne finissait pas toujours dans les sauces« . Et l’époque dont parle Pierre Troisgros, père de l’actuel Michel, c’était juste il y a 40 ans. Une période retracée par Nicolas Chatenier dans « la Révolution des chefs », un film diffusé sur F2 mardi soir, qui raconte comment est née la gastronomie moderne. Celle des grands restaurants, de la cuisine française expatriée, de la haute gastronomie étoilée, la cuisine de chefs et le restaurant de noms. « Avoir son nom sur la porte, c’était très nouveau« , rappelle Guy Savoy. Michel Guérard débute à Asnières avec son Pot au Feu, Bocuse avoue qu’il a « un petit restaurant« , c’est une époque où une toute petite génération de grandes personnalités va chambouler toute la cuisine bleue blanc rouge. Des Alain Chapel, Michel Guérard, Troisgros, Pic chez qui Ducasse, Savoy viennent faire leurs armes. Pour la première, et quasi unique fois pour quelqu’un de ma génération, on aperçoit AD aux fourneaux. Ducasse raconte ses premières heures chez Chapel, qui lui a appris ses fondamentaux, avec une émotion rarement perçue chez cet homme de stature. Et, notamment au cours d’une dizaine de minutes dans ses cuisines qui n’ont jamais été montrées, l’on regrette de n’avoir jamais connu ce surdoué. Ducasse préparait son déjeuner personnel, tous les midis, que Chapel approuvait ou désapprouvait d’un seul mot dont on sent qu’il fût parfois des plus cinglants comme des plus formateurs.

C’était l’époque où naissait La « Nouvelle cuisine » – la new frenche cuisine, dit Troisgros – dont je garde quelques premiers souvenirs gastronomiques d’assiettes dépouillées. En fait, on passait de la blanquette à la salade aux haricots verts échalotes de Bocuse, au foie gras aux rougets de Jacques Pic (ah bon, notre génération a inventé le foie gras anguille????ndlr) ou au saumon oseille (on a la recette en direct) de Troisgros, d’une simplicité ahurissantes. La naissance de plats mythiques et fondateurs de modernité qui mettent une claque à nos Grébaut, Sang et autres Toutain par leur évidence et la maitrise des gestes (quand Chapel salait, « tous les grains de sel étaient équidistants« , se rappelle Guy Savoy) . Un très émouvant Gagnaire garde encore en bouche le goût d’une terrine de lièvre de Chapel : « chaque hiver je cours après cette terrine qui est complètement dans ma tête et je ne sais pas si j’y arrive« . En regard, les plats contemporains qui ponctuent les très chouettes images d’archives du film déboulent comme de ridicules ovnis, trop sophistiqués, sans sens aucun, gestes démonstratifs gratuits. Il y a 30 ans, du Japon, Troisgros rapporte à Roanne le poisson cru : « quelle audace ! ». Dans la génération d’avant Troisgros, Fernand Point, avait déjà mis en place le menu unique alors que « les trains de côtes arrivaient encore de Paris en charrette« . « Un saumon sous cuit, c’est ça la vérité« , rappelait déjà Troisgros!

« C’était la liberté ». Et ça rigolait et ça picolait (Bocuse dépité chez Pivot de n’avoir qu’une seule bouteille pour le plateau) sérieusement. Les images trahissent (Bocuse finissant un baba sur le corps d’une femme), les mots (ceux d’Anne Sophie Pic, enfant, notamment) témoignent, les sous entendus (Guérard que l’on voit pendant ces 70 mn comme un objet de Jour de France, a ouvert 2 cabarets, dont celui de Régine à NY, cuisiné avec Warhol et très certainement fait bien d’autres choses sous son tablier), les images (d’un Bocuse qui n’a cessé d’être grand enfant jouissif, jusqu’avec a patrouille de France, ne cherchant à terre que les moutons qui se mangent) racontent des fêtes à n’en plus finir et ne pense qu’à boire et bouffer (la seule motivation de faire de la planche à voile pour Bocuse, semble être le coup à boire qui va la suivre). Ce groupe des 10, fidèle et loyal – caractère évoqué avec ardeur par Thierry Marx – se mêlait, s’aidait, mangeait, rigolait. Des Davos épicuriens, « d’amis, de copains« , dit Ducasse, « des fêtes extraordinaires« , se souvient AS Pic, ils en faisaient des dizaines par an. Quand on voit notre Piège d’aujourd’hui, (dépêché là comme un cheveu sur la soupe) à qui l’on fait endosser ici toute l’héritage technique et idéologique de cette « cuisine classique » (« qui permet ensuite de conduire tout terrain ». M.Guérard), on a envie de leur suggérer de péter un bon coup.

Mais la caméra n’a pas toujours été. Merci à Ducasse, le meilleur des RP, de raconter que « les journalistes, c’est une part indispensable de notre économie » mais ça n’a pas toujours été. Un peu hors de propos car une émission entière n’y suffirait pas, « la Révolution des chefs » évoque la montée médiatique et le changement d’image des chefs. On perçoit ainsi le chemin établi en 4 décennies jusqu’à notre aujourd’hui trop starisé. Les uns se sont intéressés aux premières TV comme les autres aujourd’hui à Twitter.

Reste un film – réalisé par Olivier Mille – émouvant par ses témoignages mais très décousu dans son montage (et dans l’habillage musical!!!). La voix de François Morel égraine ces années comme une litanie vieille France de plats de mariage. Sans joie ni enthousiasme qui confère à ces 70 mn une monotonie anachronique. Les témoignages – inégaux – suffisent à raconter une époque foisonnante. Ils aident à faire, seul, l’analyse de cet héritage et la distanciation plus que jamais nécessaire sur la cuisine actuelle. La nouvelle génération, journalistique comme gastronomique, devrait s’en nourrir.

 

F2. Mardi 26 avril 2016 à 22h30