Je n’ai jamais mangé chez Paul Bocuse

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Je n’ai jamais mangé chez Paul Bocuse. Arrivée trop tard dans la cuisine, il y a 12 ans; trop tard pour trouver vite à ce moment là les moyens d’aller à l’Auberge de Collonges; trop tard pour que Paul Bocuse soit lui-même aux fourneaux; trop tard pour comprendre alors qu’ une critique culinaire, partisane de la jeune génération de chefs soit-elle, dut se plonger une fois dans sa vie dans les grands classiques « au beurre à la crème et au vin » qui n’existeront jamais plus ainsi. De sorte de relativiser, face à une salade aux haricots verts échalotes de Bocuse inventée il y a 40 ans, la « création » revendiquée de la génération d’aujourd’hui.
C’est trop tard donc, Paul Bocuse est mort hier. Ma seule approche fut un diner de presse digne de Disney dans l’annexe de l’auberge où Bocuse, qui à défaut d’avoir fait des études – « moi, j’ai mes deux bacs, mon bac d’eau chaude et mon bac d’eau froide« , disait-il dans une belle ITW à Libé datant de 2006 -  avait un grand sens du commerce et l’honnêteté de le reconnaître. Mais rien n’à voir avec la fameuse soupe VGE et les volailles en demi deuil, juste un déjeuner folklorique signé PB. Puis quelques reportages à l’Institut Paul Bocuse où, sous le portrait omniprésent du grand chef, se déroulent quelques bachelors d’une grande intelligence autour, par exemple, des sens en cuisine. Enfin, la collaboration avec Sonia Ezgulian au Bocuse Magazine qui montre que le groupe engendré par ce grand communiquant de 91 ans a filé, beaucoup mieux que d’autres, vers la modernité.
Pour moi, Bocuse n’était déjà plus vivant, c’était un intouchable. Un homme assumant ouvertement sa trigamie qui a échappé, eu égard à son grand âge et sa position nationale, au débat actuel du #metoo. Qui serait capable, là maintenant, d’assumer un «j’ai trois étoiles. J’ai eu trois pontages. Et j’ai toujours trois femmes», déjeunant chez l’une, prenant le thé chez l’autre, dînant avec la dernière, imposant à la 2è un papier peint à son effigie? L’avis de décès de la famille, signé Madame Raymonde Bocuse, Madame Françoise Bocuse-Bernachon, Monsieur Jérôme Bocuse, évince d’ailleurs la jeune dernière, Patricia, « la fée Clochette » présente à tous les instants. Ce chef qui appelait Anne-Sophie Pic « ma cocotte », comme elle le rappelait hier, aimait ouvertement les femmes. On le voit dans le film de Nicolas Chatenier, « la Révolution des chefs », finir un baba au rhum sur le corps d’une demoiselle et réclamer du vin sur le plateau de Pivot! J’aime beaucoup cette idée que ce cuisinier du siècle (Gault et Millau, chiant et Millau, comme il disait) et l’incarnation de la cuisine française (E.Macron) soit un véritable jouisseur épicurien.
Nous avons entendu hier des dizaines de chefs revendiquer l’héritage de Paul Bocuse. Mais combien reconnaissent que, non ils ne sont pas des artistes, « nous sommes de bons commerçants et il n’y a que ça qui se vend« ? « Rien dans l’assiette, tout sur l’addition« ! Combien assumeraient aujourd’hui un tel appétit de la vie, de la liberté et de l’hédonisme … ???